(St François d'Assise dit): le travail n'est pas tout; il ne
résout pas tout, Frère Léon. Il peut même devenir un obstacle
redoutable à la vraie liberté de l'homme. Il le devient chaque
fois que l'homme se laisse accaparer par son oeuvre au point d'oublier
d'adorer le Dieu vivant et vrai. Aussi il nous faut veiller jalousement
à ne pas laisser s'éteindre en nous l'esprit d'oraison. Cela est
plus important que tout
L'important est d'être prêt à faire au Seigneur le sacrifice
de notre ouvrage. Á cette condition seulement l'homme garde son
âme disponible.
Sous l'ancienne loi, les hommes sacrifiaient à Dieu les prémices
de leur récolte et de leurs troupeaux. Ils n'hésitaient pas à
se défaire de ce qu'ils avaient de plus beau. C'était un geste
d'adoration, mais aussi de libération. L'homme maintenait ainsi
son âme ouverte. Ce qu'il sacrifiait élargissait son horizon à
l'infini. Là était le secret de sa liberté et de sa grandeur..
Oui, Frère Léon, l'homme n'est grand que lorsqu'il s'élève au
dessus de son oeuvre pour ne plus voir que Dieu. Alors seulement
il atteint toute sa taille. Mais cela est difficile, très difficile.
Brûler un panier d'osier que l'on a fait soi-même n'est rien,
vois-tu, même lorsqu'on le trouve fort réussi. Mais se détacher
de l'oeuvre de tout une vie est bien autre chose. Ce renoncement
est au dessus des forces humaines.
Pour suivre l'appel de Dieu, l'homme se donne à fond à une oeuvre.
Il le fait passionnément et dans l'enthousiasme. Cela est bon
et nécessaire. Seul l'enthousiasme est créateur. Mais créer quelque
chose, c'est aussi la marquer de son empreinte, la faire sienne,
inévitablement. Le serviteur de Dieu court alors son plus grand
danger. Cette oeuvre qu'il a accomplie, dans la mesure où il s'y
attache, devient pour lui le centre du monde; elle le met dans
un état d'indisponibilité radicale. Il faudra une effraction pour
l'en arracher. Grâce à Dieu, une telle effraction peut se produire.
Mais les moyens providentiels mis alors en oeuvre sont redoutables.
Ce sont l'incompréhension (des autres), la contradiction, la souffrance,
l'échec. Et parfois jusqu'au pêché lui-même, que Dieu permet.
La vie de foi connaît alors sa crise la plus profonde, la plus
décisive aussi. Cette crise est inévitable. Elle se présente tôt
ou tard dans tous les états de vie. L'homme s'est consacré à fond
à son oeuvre; et il a cru rendre gloire à Dieu par sa générosité.
Et voici que tout à coup Dieu semble le laisser à lui-même, ne
pas s'intéresser à ce qu'il fait. Bien plus, Dieu semble lui demander
de renoncer à son oeuvre, d'abandonner ce à quoi il s'est dévoué
corps et âme durant tant d'années dans la joie et la peine.
"Prends ton fils unique, celui que tu aimes, et va-t-en
au pays de Moria, et là, offre le en holocauste". Cette parole
terrible adressée par Dieu à Abraham, il n'est pas de vrai serviteur
de Dieu qui ne l'entende un jour à son tour. Abraham avait cru
à la promesse que Dieu lui avait faite de lui donner une postérité.
Pendant vingt ans, il en avait attendu la réalisation. Il n'avait
pas désespéré. Et quand enfin l'enfant fut venu, l'enfant sur
lequel reposait la promesse, voici que Dieu somme Abraham de le
lui sacrifier. Sans aucune explication. Le coup était rude et
incompréhensible. Eh bien ! c'est cela même que Dieu nous demande
à nous aussi un jour ou l'autre ! Entre Dieu et l'homme, il semble
qu'on ne parle plus le même langage. Une incompréhension a surgi.
Dieu avait appelé et l'homme avait répondu. Maintenant l'homme
appelle, mais Dieu se tait. Moment tragique où la vie religieuse
confine au désespoir. Où l'homme lutte tout seul dans la nuit
avec l'Insaisissable. Il a cru qu'il lui suffirait de faire ceci
ou cela pour être agréable à Dieu. Mais c'est à lui que l'on en
veut. L'homme n'est pas sauvé par ses oeuvres, si bonnes soient
elles. Il lui faut encore devenir lui-même l'oeuvre de Dieu. Il
doit se faire plus malléable et plus humble entre les mains de
son Créateur que l'argile dans les mains du potier. Plus souple
et plus patient que l'osier entre les doigts du vannier. Plus
pauvre et plus abandonné que le bois mort dans la forêt au coeur
de l'hiver. Á partir seulement de cette situation de détresse
et dans cet aveu de pauvreté, l'homme peut ouvrir à Dieu un crédit
illimité, en lui confiant l'initiative absolue de son existence
et de son salut. Il entre alors dans une sainte obéissance. Il
devient enfant et joue le jeu divin de la création. Par-delà la
douleur et le plaisir, il fait connaissance avec la joie et la
puissance. Il peut regarder d'un oeil égal le soleil et la mort.
Avec la même gravité et la même allégresse."
|